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K2

Parmi les plus hauts sommets terrestres, le K2 surprend par la froideur de son nom. A côté des Annapurna, Manaslu, Ngadi Chuli ou Nanda Devi, qui évoquent des divinités mystérieuses et lointaines, « K2 » ressemble à une étrange molécule de potassium. A l’origine, ce nom devait être temporaire, comme ceux de tous les autres sommets de la chaîne montagneuse du Karakoram, identifiés par l’ingénieur britannique Thomas Montgomerie lorsqu’il cartographia les territoires des Indes orientales dans les années 1850. Il nomma chacun des sommets par la lettre K (pour Karakoram) suivi d’un nombre en fonction de la hauteur du sommet par rapport aux autres. En ce qui concerne le K2, il se trompa et lui attribua la deuxième position, derrière le Masherbrum qu’il pensait être le plus haut sommet de la chaîne. Une fois les sommets identifiés, l’ingénieur s’attacha à attribuer à chacun le nom local donné par les habitants, mais personne ne semblait connaître le K2 en raison de son emplacement isolé, loin des centres habités. C’est ainsi que la deuxième plus haute montagne du monde garda son nom temporaire de formule chimique qui, selon l’alpiniste et écrivain italien Fosco Maraini, a un « son coupant qui correspond bien à la nature impressionnante et difficile de la montagne » et qui est « seulement le squelette d’un nom, tout de roche, de glace, de tempête et d’abîme. Il ne fait aucune tentative pour paraître humain. Il est atomes et étoiles. Il est nu comme le monde avant le premier homme – ou la planète en cendres après le dernier. »

Première photo du K2 prise par le Suisse Jules Jacot Guillarmod

Première photo du K2 prise par le Suisse Jules Jacot Guillarmod en 1902

Ce monde de roche, de glace, de tempête et d’abîme ne se laissa pas facilement conquérir. Dès le milieu du XIXe siècle, les alpinistes essayèrent d’atteindre son sommet. La première expédition sérieuse fut menée en 1902 par l’Anglais Oscar Eckenstein, mais se solda par un échec après que l’équipe eut atteint l’altitude de 6 525 mètres. D’autres tentatives suivirent en 1909, 1937, 1938, 1939 et 1953.

En 1954, une équipe de treize alpinistes italiens, dix alpinistes d’origine hunza (appelés officiellement porteurs de haute altitude), 5 chercheurs italiens et 2 officiels pakistanais (sans parler de plusieurs centaines de porteurs pakistanais qui amenèrent le matériel au camp de base à 4 970 mètres d’altitude) se lança à l’assaut du K2. L’expédition était dirigée par le géologue Ardito Desio et était composée d’alpinistes chevronnés. La voie choisie fut celle définie en 1909 par le duc des Abruzzes, Louis Amédée de Savoie – le fameux éperon des Abruzzes – le long de laquelle Desio planifia neuf camps. Ce dernier mena les préparatifs avec une poigne de fer et une discipline quasi militaire. Les candidats passèrent une sélection rigoureuse, avec des examens médicaux scrupuleux et des camps d’hiver de montagne dans les Alpes. Desio exigeait un comportement responsable de la part des participants et leur imposa un régime strict, l’indisposition d’un ou de plusieurs participants causée par la suralimentation ou la consommation excessive d’alcool pouvant mettre en danger toute l’entreprise.

Expedition K2 - Author unknown

A partir du camp de base, que Desio ne dépassa pas, le commandement de l’expédition fut transmis à l’alpiniste Achille Compagnoni. Les opérations commencèrent fin mai-début juin et le passage de l’éperon des Abruzzes dura huit semaines. Le 21 juin, l’alpiniste Mario Puchoz mourut d’un oedème pulmonaire dû à l’altitude, alors qu’il se trouvait au camp II à environ 6 000 d’altitude. Le 25 juillet, l’expédition atteignit le camp VII à 7 345 mètres.

Le 28 juillet, Erich Abram, Compagnoni, Pino Gallotti, Lino Lacedelli et Ubaldo Rey partirent pour monter le camp VIII à 7 750 mètres. Walter Bonatti resta au camp VII, immobilisé par des problèmes de digestion. Rey, initialement prévu pour atteindre le sommet avec Compagnoni, fut contraint d’abandonner et revint au camp après une demi-heure. Les quatre autres montèrent le camp VIII un peu plus bas que prévu, à 7 627 mètres. Compagnoni et Lacedelli, désignés pour atteindre le sommet, passèrent la nuit au camp, alors que Gallotti et Abram redescendirent au camp VII.

Le 29 juillet, Compagnoni et Lacedelli se mirent en route pour construire le camp IX, à 8 100 mètres, mais ils furent bloqués par une paroi de glace et durent rentrer au camp VIII. Pendant ce temps, Abram, Gallotti, Rey et Bonatti, partirent pour le camp VIII avec le matériel en prévision de l’ascension finale, dont deux bonbonnes d’oxygène. En cours de route, épuisés, Abram et Rey abandonnèrent leur cargaison et redescendirent. Abram s’arrêta au camp VII, alors que Rey, atteint du mal de l’altitude, rejoignait le camp de base. Gallotti et Bonatti abandonnèrent les bonbonnes et continuèrent leur montée avec les vivres et le reste du matériel en direction du camp VIII. Il fut décidé que le lendemain, Compagnoni et Lacedelli tenteraient à nouveau de construire le camp IX, sur un plateau à une altitude de 7 900 mètres, et que Gallotti et Bonatti redescendraient chercher les bonbonnes d’oxygène abandonnées près du camp VII et indispensables pour l’ascension du sommet. Les quatre alpinistes passèrent la nuit au camp VIII.

K2 Italian route - Author: K2_Abruzzi_Spur

Le 30 juillet, Compagnoni et Lacedelli partirent aux aurores pour monter le camp IX, pendant que Gallotti et Bonatti redescendaient chercher les bouteilles. Ils furent rejoints par Abram et deux alpinistes hunza, Mahdi et Isakhan. Ils rejoignirent le camp VIII en milieu de journée et, à quinze heures trente, Abram, Bonatti et Mahdi repartirent en direction du camp IX avec les bonbonnes d’oxygène qu’ils portèrent en alternance. Ils passèrent le mur de glace et arrivèrent sur le plateau à 7 900 mètres, mais ne trouvèrent pas le camp à la place prévue. Ils crièrent pour alerter leurs compagnons qui leur répondirent de suivre les traces. Epuisé, Abram redescendit tandis que Bonatti et Mahdi continuaient à grimper en cherchant le camp. A la nuit tombée, Compagnoni et Lacedelli leur demandèrent de laisser les bonbonnes et de redescendre, mais Bonatti et Mahdi étaient bloqués sur une pente raide de glace sans possibilité ni de monter, ni de descendre dans l’obscurité et ils durent se résoudre à creuser avec leurs piolets un abri pour y passer la nuit, sans tente, ni sac de couchage.

Aux premières lueurs de l’aube du 31, Mahdi, qui avait souffert de nombreuses engelures aux mains et aux pieds et qui était dans un état second, commença la descente vers le camp VIII, puis le camp VII. Bonatti le suivit plus tard, vers six heures, après le lever du soleil. A six heures trente, Compagnoni et Lacedelli franchirent les quelques mètres qui les séparaient du bivouac où Bonatti et Mahdi avait passé la nuit et récupérèrent les bonbonnes d’oxygène. Vers huit heures/huit heures trente, ils commencèrent l’ascension du sommet qu’ils atteignirent à dix-huit heures et où ils plantèrent les drapeaux italiens et pakistanais. Ils entamèrent la descente et rejoignirent leurs compagnons au camp VII vers vingt-trois heures.

K2 sommet - Author unknown

La nouvelle de leur réussite parvint en Italie le 3 août et fut accueillie avec enthousiasme, comme un symbole de la renaissance du pays après la guerre. A partir de ce jour, le K2 devint pour tous la montagne des Italiens.

Mais cette explosion de réjouissance nationale fut ternie par des accusations et des contre-accusations, suivies de procédures judiciaires. L’exploit de Bonatti et de Mahdi ne fut pas reconnu officiellement. Pire, dix ans plus tard, Bonatti fut accusé d’avoir essayé de doubler Compagnoni et Lacedelli, d’avoir utilisé une partie de leur oxygène pendant la nuit du 30 au 31 juillet, mettant ainsi en danger leur vie, et d’avoir abandonné Mahdi. Il contre-attaqua et gagna un procès en diffamation en 1966, mais ce ne fut qu’en 2007 que sa version des faits fut finalement acceptée par le Club Alpin italien. Entre-temps, en 2004, Lacedelli avait publié K2: il prezzo della conquista, où il avouait que Compagnoni et lui-même avait délibérément monté le camp IX plus haut que prévu pour empêcher Bonatti de participer à l’ascension finale. Malgré le témoignage de Lacedelli et les preuves photographiques, Compagnoni ne revint jamais sur sa version d’avoir grimpé les deux cents derniers mètres sans oxygène et refusa d’admettre qu’il avait abandonné Bonatti et Mahdi dans un froid glacial sans chercher à leur porter secours.

Compagnoni et Lacedelli vainquirent l’un des sommets les plus difficiles de la planète et il fallut attendre vingt-trois pour que l’exploit soit renouvelé par une expédition japonaise. Mais Bonatti et Mahdi restent les véritables héros de cette ascension que l’orgueil des hommes a ternie. Mahdi dut être amputé de plusieurs doigts et orteils. Quant à Bonatti, le benjamin de l’expédition qui n’avait que 24 ans, sa réputation d’alpiniste fut entachée pendant 40 ans et la blessure morale que lui infligèrent ses deux compagnons ne cicatrisa jamais. Dans son livre Le mie montagne paru en 1961, il conclut le chapitre sur le K2 par ces mots:

« Cela marque au fer rouge l’âme d’un jeune homme et déstabilise son assiette spirituelle encore insuffisamment affermie. »

Timbre pakistanais émis conjointement avec l'Italie pour célébrer les cinquante ans de la première ascension du K2

Timbre pakistanais émis conjointement avec l’Italie pour célébrer le cinquantième anniversaire de la première ascension du K2

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